Malevitch et le politique

Publié le par An-architecte

Max ou Marx, La controverse avec les anarchistes

 

La genèse de l’idée socialiste

 

  Stirner emprunte au socialisme l'idée d'Association et semble s’adonner à l'utopie. Marx en a soigneusement réfuté tous les détails sans se demander s'il pouvait y avoir une autre raison que la sottise où la contradiction énorme où Stirner paraît se complaire : un auteur qui a posé, avec tant d'insistance, son existence comme un fait ineffable, irrationnel et irréductible à tout idéal et à toute généralité, peut-il construire sérieusement l'image d'un monde meilleur ?

Il semble, en effet fort imprudent de prétendre tirer de Stirner, par delà sa critique de la Religion, de la Science, de L’Etat, le moindre enseignement positif sur la révolution et la place que devrait y tenir « les extravagantsi ». Même si ce problème connaît une nouvelle actualitéii, L’Unique n’a aucune prétention didactique dans ce domaine. On y passe, sans explication de l’asocial à l’aventurier, en comprenant bien entendu, le travailleur lorsqu’il s’agit de définir le prolétariatiii. C’est ce manque de rigueur que Marx dénonçait lorsqu’il était question du langage et de la négativité.

Il n'en reste pas moins qu'en repoussant les critiques stirnériennes comme bourgeoises, Marx contribua, sans le savoir, à renforcer les tendances qui, à ce jour, ont toujours écrasé le communisme prolétarien en se plaçant sous la bannière du marxisme.

Pour répondre à Stirner, Marx fut amené à préciser sa conception du communisme révolutionnaire et à le présenter en des termes qui auraient rendu caduque l'argumentation de son adversaire, s'ils avaient tout à fait correspondu à la réalité. Les communistes ne se soumettent pas au « droit de la société » puisqu'ils entendent abolir tout droit (Idéologie, p. 237) ; ils ne veulent pas « faire des sacrifices» à la Société, mais « tout au plus sacrifier la société existante » (Idéologie, pp. 241 sq.) ; pour y parvenir, « ce mouvement tout à fait pratique, qui poursuit des fins pratiques par des moyens pratiques » (Idéologie, P. 244) ne prêche « pas de morale du tout » (Idéologie, p. 279) ; les communistes ne veulent ni transformer autrui en travailleur, ni instituer un salariat égalitaire et universel, ni créer de nouvelles institutions politiques, puisque « la révolution communiste, qui abolit la division du travail, aboutit en fin de compte à la disparition des institutions politiques [...] ne se laissera pas guider par les « institutions sociales de réformateurs ingénieux », mais bien par l'état des forces productives» (Idéologie, p. 418) ; « la révolution communiste est dirigée contre le mode d'activité antérieur, elle supprime le travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes» (Idéologie, p. 68). En fin de compte, la révolution communiste ne dépend pas d'une théorie, elle découle du niveau de développement des forces productives et des formes d'échange (Idéologie, p. 482). « Si ces conditions n'existent pas, il est tout à fait indifférent, pour le développement pratique, que l'Idée de ce bouleversement ait déjà été exprimé mille fois » (Idéologie, p. 70). Mais en voulant insister sur la nécessité historique de la révolution, il en vient à formuler la proposition idéaliste symétriquement inverse : « l’existence d’idées révolutionnaires à une époque déterminée suppose déjà l’existence d’une classe révolutionnaire » (Idéologie, p.76).

II serait possible de faire l'histoire du marxisme en montrant qu'elle n'a oublié aucun de ces points et a donné tort à Marx en tout. Tout le monde sait que la pratique de la social-démocratie réformiste comme celle du marxisme-­léninisme n'a jamais tendu vers la disparition de l'État. II faut avoir bien lu l'État et la révolution de Lénine pour y découvrir une véritable attaque du socialisme d'Etat et imaginer que Lénine s'est ensuite renié, puisqu'il proposait comme seul moyen pour briser le capitalisme « la transformation de tous les citoyens en travailleurs et employés d'un grand « cartel » unique, à savoir l'État tout entier, et la subordination absolue de tout le travail de tout ce cartel à un Etat vraiment démocratiqueiv». Bien entendu il n'a jamais été question, ans une telle optique, de détruire le droit et le socialisme n'a jamais renoncé à présenter son combat comme une conquête de la justice, de cette « équité », que Marx ridiculisait chez Proudhon. La phrase de Lénine, que nous venons de citer, montre assez que Stirner avait raison de reprocher au communisme sa volonté d'universaliser le travail. On sait que le salariat. loin d'être aboli, fut généralisé partout où des prétendus marxistes en eurent le pouvoir. Et si l'inégalité des salaires n'a jamais été sérieusement combattue, si des construction idéologiques ont vu le jour en Russie, en Chine ou en Yougoslavie, pour justifier les écarts de revenusv, c'est bien entendu parce qu'il n'y a jamais été question de rompre avec le mode de production capitaliste, d'abolir le travail ou même la division du travail. C'est pourquoi, à l'encontre des aspirations et des certitudes de Marx, on se mit à défendre le fameux « droit au travail » de la petite bourgeoisie, ou à appliquer la morale biblique : « Qui ne travaille pas, ne mange pas » (Trotsky). Quant au rôle des idées et des intellectuels dans le mouvement ouvrier, il s'est bien avéré conforme aux prévisions de Stirner, puisque Kautsky et Lénine purent affirmer que les ouvriers étaient incapables par eux-mêmes d'entreprendre la lutte socialiste et devaient se laisser guider par les propriétaires de la théorie. Le soi-disant communisme officiel est bien un asservissement de l'existence au règne de l'Idée, même si cette Idée se plie opportunément à l'ordre du vieux monde, et rétablira, selon le mot de Rizzi, « un capitalisme bureaucratique » en Union Soviétique.

 

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i « Car, il y a aussi des vagabonds de l’intelligence [...] extravagants, ils s’abandonnent sans frein aux critiques de leur fantaisie impudente et de leur scepticisme effréné. Ils forment des instables, des inquiets, des inconstants, c’est à dire des prolétaires ».

Max Stirner, L’Unique et sa propriété (Traduit et préfacé par E. Reclaire, Stock, 1900 ; Editions de la Table Ronde, Paris, 2000) p.137.

ii Le mouvement « Anti-mondialisation libérale », restant, pour lors relativement inorganisé, dans un système horizontal en réseaux arborescents. Mais, inversement, peut être, s’agit il là, de la puissance de ce nouveau mode de protagonisme social ?

iii Idée d’une révolution inter-classiste ?

iv Lénine, L’Etat et la révolution, (Paris, éditions sociales, 1969) p.128

v Castoriadis, La société bureaucratique, (Paris, Maspero, 1970) p.260

 

 

Ce que Malevitch écrit « sur Lénine »

 

Malevitch date son essai du 25 janvier 1924, quatre jours après la mort de Lénine, mais il signale que « des ajouts ont été faits lors du printemps après la parution du livre de Préobrajensky, Sur Lui, à partir de cette phrase qu’il contenait « et son esprit planera sur le monde ». (Andersen III, p. 363, n. 41). De fait, Malevitch revient constamment à cette citation qui fonctionne comme leitmotiv et relance de son texte.

Le Lénine est sans doute le texte le plus juste que Malevitch ait écrit sur le politique. Il était aussi le plus nécessaire (et le plus courageux), et telle est sans doute la raison pour laquelle Lissitsky l’aura voulu mettre en exergue. Cependant, un passage peut fort bien avoir été censurée par Lissitzky, car il fait très clairement état de dissensions parmi les successeurs de Lénine au pouvoir : »Une divergence d’opinion se fera donc jour dans le léninisme : la conduite d’un groupe de disciples, plus proches de « Lui » diffèrera de celle de ceux qui l’ont simplement accepté comme l’un des membres actifs du groupe matérialiste de communistes, comme une unité possédant plus d’éléments énergétiques de force dynamique, mais n’acceptent pas la signification statique de « Lui » et du culte statique.

 

 

Ces couples conceptuels font système, un système qui propose tout à la fois :

  1. une théorie de l’art et de la religion comme manipulation machiavélique (obscurantisme) de la « conscience populaire » , dissimulation de l’inégalité sociale et soutien efficace de l’organisation étatique et des nouvelles classes dirigeantes (Andersen III, pp. 318-320) – d’où cette conclusion nihiliste : »la religion comme art doit être anéantie en tant que phénomène inventé »(id. p.319) ;

  2. une théorie de la trace mnésique pour expliquer la prégnance de l’ordre ancien (d’où : « il fait guérir la peuple et anéantir la mémoire où existe l’image »;

  3. une dénonciation du statisme dogmatique (« le léninisme n’est pas dynamique mais absolument statique, (Lénine est dynamique) (…)Toute religion est statique » (id. p. 352).

  4. Une critique fondamentale de la pléthore symbolique du pouvoir politique (« tout a cessé d’être une simple chose, la lumière électrique devient la lumière de Lénine ; les clubs sont devenus des lieux de prière (…) »(id. p. 331).

 

Enfin, le réquisitoire de Malevitch contre le léninisme y est aussi dirigé contre Lénine ; son échec dans la lutte contre les « images » (id. pp. 322-353) vient de ce qu’il n’a pas pris conscience du danger de cette distorsion de la pensée politique (id, p.333), inévitable parce que programmée par ses manques théoriques.

 

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La tentation est forte de voir en Malévitch un de ces grands initiés qui depuis toujours cherchent à percer les secrets de la nature et de l'univers, un visionnaire en rupture avec l'ordre établi de la société humaine, augure d'un âge d'or à venir, dont le nom sera suprématisme...

Sans aucun doute, Malévitch fut-il de cette race d'anarchistes, possédés de l'idée d'un bouleversement radical et total, qui, avec Bakounine, respirèrent le souffle de la révolte.

On peut se poser la question : le suprématisme ne serait-il donc qu'un aboutissement de ce radicalisme extrême, intransigeant, ou plutôt, une sorte de vérité révélée, l'empreinte mystique du sans-objet ? En effet, la doctrine suprématiste est animée d'un esprit d'intolérance saisissant, comparable à celui de certains écrits hérétiques. Elle ne cache pas son parti pris d'une vérité, quand elle consent à la réflexion, à l'argumentation rationnelle ce n'est jamais que pour y appuyer ses propres accents scolastiques et eschatologiques. Elle se confine dans son hermétisme d'un savoir occulte, en prétendant de manier l'expérience mystique et les techniques de l'extase avec autant d'efficace, autant de naturel qu'un mathématicien opère avec ses formules. Les grands systèmes de Malévitch ne sont, en fait, que des modes d'emploi comment charpenter l'irrationnel, comment visualiser le ravissement, l'intuition directe de l'absolu.

Mais il ne s'agit là que d'une aspiration générale et, au début, rien ne distingue Malévitch de son milieu, qui est la Russie d'avant la guerre 1914-1918. Déjà les symbolistes, André Biély entre autres, ont porté leur théosophie, leur théurgie et la métaphysique en général, à un palier élevé juste au-dessous du sommet de la pyramide de la connaissance.

Comme les alchimistes et les magiciens de jadis, Malévitch crut avoir trouvé la pierre philosophale, la panacée : le suprématisme, agent catalyseur de la transmutation de ce « monde verdoyant de chair et d'os » (M.1) en un monde subtil du « sans-objet », en même temps que de l'homme imparfait, entaché de « concupiscence des objets finis », en un « homme-nature » transparent.

Le destin de la peinture et de la pensée, selon Malévitch, est de se mesurer par rapport à l'absolu : «La circonférence de tout est l'infini » (M.). Chez le jeune Malévitch, proche de la vision de Schelling, l'absolu est une sorte de puissance en acte ; aussi son image de l'univers est-elle panthéiste, ou plutôt, panénergétique. Ce n'est que bien plus tard, après avoir longuement réfléchi la téléologie de la raison première, qu'il en fera reposer le principe gouverneur non plus sur le mouvement, mais sur le repos. Repos, naturellement, est synonyme de non-existence, de néant, d'état zéro. Et Malévitch de dire : « Le zéro absolu préside à toute chose : rien n'y, est intelligible, n'existe que le rien sans fondi ». De sorte que toute créativité temporelle de l'homme, toute son existence qui s'écoule dans la durée, ne sont qu'une longue suite d'affrontements avec le néant : « Rien n'est stable, mais à chaque instant, chaque chose retourne dans le non-êtreii ». Voici l'idée constante de l'ontologie malévitchienne, mainte fois reprise en formules différentes, toujours visible sous ses innombrables facettes.

« La négativité ne peut être expulsée de la transcendance », dit Derrida à propos de cet état zéro ; et pour nommer ce nihil, il propose le terme de « différence », laquelle, «n'étant pas une essence, n'étant rien, [...j, n'est pas la vieiii »

Se mesurer avec l'absolu était devenu l'apanage de l'artiste depuis le romantisme, et le symbolisme ne fit qu'accentuer ce défi. Mépris de la matière et du monde pratique, culte du surnaturel, élan vers d'autres mondes, quête d'une évidence mystique ou magique, telles étaient les devises communes de la pensée symboliste où qu'elle se manifestât, depuis la poésie hermétique de quelques visionnaires, jusqu'aux diverses spéculations mystagogiques des prétendues sciences spirituelles. En somme, leur visée principale fut d'abolir, en la transcendant, la condition tragique, intolérable, de l'homme moderne. « L'art s'ouvre sur le chemin de la transcendance, de l'appréhension de l'être puriv». L'époque pré-révolutionnaire, que Malévitch traversa dans une sorte d’effervescence, regorgeait de telles idées.

Dès son entrée fracassante, le futurisme voulut mettre fin à ces anxiétés existentielles, inaugurer une mythologie et une imagination ramenées sur terre, s'inspirant de la vie bigarrée des grandes cités modernes. L'attrait de l'extase y demeura cependant intact. A cette différence près qu'au ravissement spirituel, abstrait et mystique, succéda le mythe du dynamisme panénergéti­que (dinamismo universale), plus contemporain. Marinetti, dans son a-b-c- philosophique, se réfère non plus à Schopenhauer ou à Nietzsche, mais, plus près de lui, à Bergson.

Pareil en cela à Khlebnikov, Kroutchonykh et autres poètes futuristes russes (boudétliané), Malévitch eut beau enterrer le symbolisme dans un mouvement de refus brusque et définitif, il n'en garda pas moins une bonne partie de ses arguments et de son appareil philosophique et n'oublia pas la leçon de Schopenhauer et de Nietzsche.


Le mythe de Prométhée

On a encore voulu voir en Malévitch une nature prométhéenne. Le rapprochement semble pertinent, encore faut-il qu'il soit efficace et, surtout, vrai. Michel Carrouges a établi dans la lignée prométhéenne : Sade, Nietzsche, Mallarmé, Breton. Il n’omet pas les poètes « déchirés » : Baudelaire, Rimbaud, Lautréamontv.


Qu'en est-il en réalité ? Prométhée fit le sacrifice de lui-même, en devenant voleur du feu pour l'apporter à la race humaine, afin qu'elle puisse égaler les dieux. Puni de cet exploit, il endura sa peine avec un courage impavide, l'incarnation même du héros de mythe tragique. Rien de tel dans la vie, ni dans l'intention de Malévitch. La grandeur de son geste n'a rien d'une abnégation de soi, ni au sens chrétien, ni au sens païen du mot. Il n'a jamais montré que de l'indifférence et du mépris à l'endroit de ce monde des humains qui « s'évertuent, fascinés par l'objet » (M.), c'est-à-dire que l'endroit de tout ce qui, justement, fut la nature n'est nullement du fait humain ; et toute activité historique, sujette à l'erreur fatale de l'objectivation, ne fait qu'en altérer son essence primitive, la pureté du sans-objet.

Jamais Malévitch n'eut songé à s'emparer du feu divin, car ce feu, étincelle du savoir, n'eut servi qu'à affirmer davantage l'illusion de ce « monde de la pitance » (M.) et, partant, à amplifier l'empire de ce qui est plus que futile, franchement monstrueux : l' « exécrable rêve des beso­gneux» (M.). En outre, ce monde utilitaire n'a rien à offrir à la connaissance, du moment qu'il n'est lui-même qu'une fiction issue de notre imagination. A cette conviction intime rien ne change le fait que, plus tard, pour appuyer ses utopies prospectives, Malévitch retrouvera une estime profonde à l'égard de la «sagesse humaine, accumulée au fil des siècles » (M.) qui sera alors reconnue force réelle, capable d'organiser le chaos actuel en un cosmos inédit, celui du sans-objet.

II semble alors peu juste de compter Malévitch parmi les descendants légitimes du héros dionysiaque qui représente le surhomme nietzschéen. Mais il n'est pas non plus de plain-pied avec la famille des « déchirés » romantiques, dont la lutte acharnée contre le scandale de l'être s'épuise à faire de la littérature. Affirmer simplement qu'il fut l'auteur en même temps que l’expérimentateur de sa propre doctrine et que, sur le tard de sa vie, il est devenu mystique, nous paraît bien plus plausible, pour lors, mais nous ne pouvons nous satisfaire de cette explication . Son cheminement vers une « illumination » suprématiste accuse néanmoins quelques autostylisations qui, du moins par certains de ses traits, permettent de le rattacher à la tradition spirituelle romantique.

C'est surtout la pensée du jeune Malévitch qui s'approche le plus de l'idée nietzschéenne, avec son image de l'homme-dieu, projetée hors de la religion. Dans la Russie de l'époque, ( les années qui précédèrent immédiatement la première guerre mondiale) hantée par des utopies séculières, cette image exerçait une attraction incoercible. Il suffit de rappeler le grand renouveau de la pensée religieuse, les vagues de « créateurs de Dieu » et de « chercheurs de Dieu », mouvements critiqués avec âpreté par Lénine, mais qui inspirèrent incontestablement Malévitch. Les textes du jeune Malévitch sont parfois de la même veine, en témoigne l'emphase rhétorique de certains de ses essais d'introspection. Dans ces poèmes, comme dans d'autres écrits de cette époque, l'idée de surhomme a revêtu une dimension métaphorique : l'homme, né de l'insondable, est l'image reflétée de Dieu, « dont la face était jadis pareille à la mienne » (M.).

Le mythe de la chute, avec sa nostalgie du paradis perdu, l'espoir de l'éternel retour qu'ambitionne l'homme-dieu nietzschéen, toutes ces images ont été bel et bien assimilées par le jeune Malévitch qui, en les adaptant à ses besoins, n'a pu naturellement éviter d'en déplacer les accents. L'homme, bien que né pareil à Dieu, a perdu cette parenté originelle, en même temps que sa vision intégrale de la nature unie ; il s'enfonce dans la perdition au gré des milliers de ses propres transmutations. II se trouve séparé de la nature par un gouffre béant qu'il a creusé lui-même à force de vouloir lui imposer « son idée démente : le monde en tant qu'objet » (M.). C'est pourquoi il ne reste à l'homme que de changer d'urgence ce « monde du déchirement, du devenir et du vouloir » (M.), labyrinthe impraticable, envahi par le pittoresque des formes. C'est lui qui en sera Dieu, parce qu'il se refuse à reproduire la faute primitive de la Création, ce vice qui en a depuis toujours corrompu la perfection, c'est-à-dire la faille par où, au milieu de la nature originelle du sans-objet, s'insinue l'image fallacieuse des objets. Au bout de sa traversée tourmentée, l'esprit de l'homme-créateur sera affranchi de tous ces mirages que lui renvoie le monde des objets, et il saura ressusciter, tel un phénix se relevant de ses cendres, dans un autre univers, lumineux et pur. Il y retrouvera son image première qui ne sera plus reflet de la face divine, étant son identité inaliénable d'homme-dieu, d'homme-nature (M.). La vocation de ce futur homme supérieur n'est donc autre que de « dominer l'univers en réincarnation de Dieu » (M.) . « Ainsi m'élevai-je au divin, en clamant : je suis tout et il n'y a rien en dehors de moi... Mon être est protéiforme et brille de mille facettes... » ; En conclusion de cette partie, nous serions en effet autorisés à dire qu’il y a, dans les profondeurs d’où nous vient le geste de Malevitch, des résonances prométhéennes : l’ambition de devenir Dieu-démiurge. Cependant nous n’avons entendu jusqu’ici que le jeune Malévitch. Et à lire ses écrits d’après 1921, il semble que son image change à mesure qu’il devient. Le changement d’optique qui, à ce moment se produit chez l’artiste, ou encore, suivant le mot de Gaston Bachelard, « le changement de statut ontologique » de son expression picturale, s’opère chez Malévitch dans une dualité entre l’affirmation et la négation. L’élan puissant que dégage son impétueux désir d’atteindre à l’être neuf, puissant et pur, est à la seule mesure de la rage destructrice envers tout ce qui est imagination figurative, désuète, et plus loin, contre tout ce qui est conscience antique avec ses préjugés de finalité.


Le nihil

Ce nihil ne fait donc qu'ouvrir le chemin qui remonte vers quelque chose, vers ce qui « est ». Et le premier mouvement qui agite l'« imperturbable obscurité de la nuit »(M.) est le désir, à nouveau, de l'unité et de l'ordre. Nietzsche a proclamé la mort de Dieu, dès que la perte de l'ancienne universalité, garantie pour l'homme d'une appréciation juste de soi-même, lui parut irréversible. Le « Dieu est mort » nietzschéen entraîne dans sa ruine toute cette « intégrité infiniment précieuse » (Heidegger) qui œuvrait à travers lui pour donner un sens à l'activité humaine. Pour que l'homme puisse recouvrer l'estime de la valeur neuve, débarrassée de scories, pour qu'il puisse à nouveau avoir foi en elle, il se doit désormais de la concevoir lui-même, d'en devenir l'auteur à la place de Dieu : « Deuxièmement, considéré comme état psychique, le nihilisme doit se produire du moment que l'homme impose aux événements et suppose à l'advenu une totalité intégrante, un système et une organisation délibérés ; de sorte que dans l'image globale que se forge l'âme assoiffée d'émerveillement et d'adoration pour une formule suprême, appelée à gouverner en dernière instance, couve toujours l'étincelle de l'unité, c'est-à-dire, l'idée moniste sous une ou autre formevi ».

La vie ne trouve aux yeux de Malévitch que mépris glacial. Pour lui, elle pue l'organique, la chair, elle est « la sueur des César » et « l'exécrable rêve des besogneux » (M.). En somme, comme les sages orientaux, il la traite de peu d'importance. C'est pourquoi, malgré tout son attirail emprunté à la philosophie occidentale, il ne se laissera jamais aller au vertige des profondeurs qui emporte un Freud ou un Bergson dans leurs explorations de la conscience individuelle d'un être humain dans sa condition concrète. Les subtilités du psychisme personnel, subjectif, tributaire du monde organique, répugnaient tout particulièrement à Malévitch ; c'est du moins ce qu'il voulait démontrer, sincèrement ou avec ostentation, dans ses écrits. Dans ce refus commun résidait d'ailleurs l'une des rares possibilités d'entente entre la pensée malévitchienne et les tendances collectivistes, anti-individualiste, qui régnaient en Russie dans les années vingt.


L’art révolutionnaire

L'idée même du dépassement de soi-même, de l'homme accédant à la souveraineté qui lui donnerait prise sur la nature entière dans son union originelle, n'a pu ne pas rejoindre temporairement la revendication générale, qui appelait à un bouleversement des conditions d'existence de l'homme dans le monde contemporain. Et Nietzsche et Marx ont en effet montré du doigt un seul et même malaise dont souffrait la conscience humaine moderne, agitée de crises aiguës. Seulement, leurs diagnostics et leurs thérapies ne concordaient point...

L'homme, d'après Marx, est le seul auteur de l'Histoire humaine. C'est le travail qui lui a permis d'accéder progressivement à des degrés toujours plus élevés de l'organisation, de la connaissance et de la maîtrise de la nature.

Sur ce point s'accordent avec lui Malévitch. Il serait même prêt à souscrire à cette autre déduction : le passage du domaine de la nécessité matérielle, qui est à l'origine des détériorations dans les rapports entre les hommes, vers le royaume de la liberté dans une société sans classes qui permette à l'homme de vivre en union harmonieuse avec la nature, ne se réalise pas sans violence, sans rupture. « La révolution n'est que l'évolution enragée », déclare-t-il pour expliquer sa célèbre « théorie des catastrophes ».

Il y a chez Marx des pages entières, où il suffit de substituer au mot « communisme » celui de «suprématisme », sans que leur sens en soit sensiblement changé. Au fait, les deux idées ne procèdent-elles pas d'un « naturalisme consommé qui coïncide avec l'humanisme », ne marquent-elles pas, toutes les deux, la « véritable fin du conflit entre l'homme et la nature, entre l'homme et son prochain », ainsi qu'une «trêve des querelles qui opposent l'existence à l'essence, l’objectivation à la réaffirmation de soi, la liberté à la nécessité, l'individu à l'espècevii » ? Quant à l'humanité sans antinomies de l'idéal suprématiste, dont l'épure a été tracée par Malévitch entre 1921 et 1923, n'est elle pas fondée sur cette « union essentielle et parfaite entre l'homme et la nature, véritable résurrection de la nature, aboutissement d'un processus où l'homme devient nature, et la nature se fait hommeviii », que Marx aussi suppose à la base du communisme ?

Résoudre les oppositions intestines de la multiplicité, ces agents de trouble dans le monde humain, réintégrer l'homme à un niveau supérieur de l'union avec la nature universelle, ce mirage hantait Malévitch aussi bien que Marx. Son schéma général se prêtait naturellement à toute sorte d'apprécia­tion. Pouvaient se réclamer de lui des mouvements qui étaient aux antipodes les uns des autres, comme le matérialisme dialectique et la théologie mystique russes de l'époque.

Dans les années vingt, l'espoir d'une fusion complète qui embrasse l'homme et la nature - le Un plotinien (« edinoe ») - était devenu, en Russie, la question de la survie civilisationnelle hors de la figure autoritaire de l’Etat.

Marx prétend que l'histoire humaine est ourdie des conflits réitérés entre l'homme et la nature, tout en prêtant au seul homme le pouvoir de maîtriser la nature, de la façonner à son échelle ; l'histoire de l'homme est donc l'histoire de sa suprématie sur la nature. L'idée de Malévitch, à l'origine proche de ce schéma du matérialisme dialectique, s'en éloigne progressive­ment jusqu'à le renier. Le scepticisme de Malévitch quant à la suprématie de l'homme sur la nature va croissant : l'homme, pris dans le fleuve de son histoire utilitaire, ne fait qu'augmenter la facticité de ce monde des objets. Qu'il améliore les ressources et les instruments pour assurer sa survie, qu'il perfectionne les institutions chargées de gérer son bien-être terrestre, il ne fait jamais qu'en rajouter au désordre de la multiplicité et qu'en obstruer l'issue : « L'idée folle d'un monde-instrument a fini par creuser le gouffre qui sépare la nature de l'hommeix».

En accord avec Marx, Malévitch aussi est partisan du monisme philosophique qui s'étend sur la nature et l'homme, à l'exclusion de tout autre agent universel ; de ce même monisme qui est le cri de ralliement de toutes les anthropologies d'orientation matérialiste jusqu'à nos jours. Plus que cela, Malévitch est allé jusqu'à prévoir leur union dans une sorte d'anthropomor­phisation de la nature par la seule force de l'intellect humain, messager de l'unité suprématiste, envoyé sur les orbites cosmiques pour en annoncer la nouvelle. Mais, à l'opposé de Marx, il confie cette puissance de réintégration dans la nature à l'homme spirituel, il la repose dans son univers intime, dans le « foyer de sa sagesse intuitive » (M.), au lieu de l'espérer du côté de la pratique économique et sociale de l'humanité. La séparation des deux projets devient totale quant à considérer les moyens propres de la fusion attendue : chez Malévitch, elle s'opère grâce à une rupture sans recours avec le monde besogneux, grâce à la révélation de l'être sans-objet, tandis que pour Marx elle résulte de l'action révolutionnaire, volontaire, agissant dans ce monde matériel afin d'y restaurer, sur des bases quelque peu plus harmonieuses, ses régimes actuels. Ce n'est donc pas en vue de vaincre la nature dans le monde de la pratique qu'agit l'homme malévitchien : il exige leur négation absolue. Plutôt que de Marx, Malévitch se rapproche ici de Hegel, lequel prévoyait déjà l'aboutissement de la spéculation moniste dans un idéalisme intégral. N'a-t-il pas dit que « la nature ne pouvait être restaurée qu'après avoir été expulsée »?

L'homme de Malévitch a beau devenir l'homme sans-objet, dépossédé de tout, il ne sera jamais ce à quoi Marx destine son homme dans une société sans classes, à savoir gouverneur de la nature : « L'homme, souverain de l'univers, n'est pas moins fiction que l'Homme-Dieux». II se contente alors de vivre dans la nature, élément indistinct de tant d'autres parmi ses formes vivantes, l'homme-nature sans plus.


La révolution en art

« Le pôle d'attraction » que découvre à ce moment Malévitch pour rassembler autour de lui son humanité toujours en mal de l'Un, relève de l'unité sublime de l'univers suprématiste, hors de l'objet, hors du temps, de l'espace et du devenir, univers qui n'a plus l'homme pour auteur. Et pourtant, les deux conceptions sont à la recherche d'une harmonie, de cet état d'élection qu'avait reconnu Leibnitz : chez Marx, l'harmonie émane de l'homme et s'étend à l'ensemble des rapports matériels dans le monde ; chez Malévitch, elle est du fait de la nature et tend vers l'idéal et le cosmique. La première s'exerce dans la prédestination de l'humanité à un pouvoir surhumain, absolu, la seconde ouvre devant elle la perspective d'une fusion de l'individu dans le néant mystique : « Reconnaître la suprématie des sans-raison, sans­-utilité et sans-but, voilà la voie du suprématisme, triomphe de l'humanité » (M.).

L'une comme l'autre étant prospective et utopique, ces deux conceptions ont effectivement pu faire illusion d'être parallèles; ce dont témoigne Malévitch durant une période d'ailleurs extrêmement courte, entre 1919 et 1921. Et encore, il veut voir dans le communisme une étape qui précède immédiatement l'avènement du suprématisme : « L'abolition de toute propriété est le premier pas vers la suppression de l'objetxi ».

Pareilles visées se sont bientôt évanouies dans le torrent des événements des années vingt. En aucun cas, le suprématisme de Malévitch ne peut se réduire à une tentative de réforme des rapports détériorés entre les hommes, à une démarche salvatrice, inspirée par l'idéal d'une nouvelle humanité, réunie sous la bannière du «sans-objet ». Bien plus que cela, le suprématisme demeure agent d'une négation radicale du monde d'objets en tant que tel, héraut d'un refus qui doit naître de la sensation directe du « sans-objet » ; il est la voie sans détours par laquelle l'être communique avec l'univers radieux de sensations pures, où tout s'achève dans la méconnaissance cosmique qui est, d'après Malévitch, la vraie matrice, raison originelle et ultime de toute nature créée et incréée. Au bout du compte, une profonde aspiration sophiologique de cette idée l'emporte de loin sur les velléités d'un simple réformisme social.

La théorie ordonnée par Marx en vue de rétablir la conscience aliénée de l'homme moderne, devenu étranger à lui-même, frappé de perte de la réalité et du contact immédiat avec la nature, trouve le remède dans l'action révolutionnaire tournée vers la pratique économique et sociale dans le monde des humains. Alors le contraste devient évident : chez Malévitch il s'agit d'une « expérience intérieure qui est le contraire de l'actionxii», selon le mot que nous souffle Georges Bataille... « Le sans-objet, étant rien, n'a rien à offrirxiii », nous a prévenus Malévitch. Et le sans-objet n'est pas l'être en acte, c'est un reflet de l'« inerte opacité du fond » (Derrida). La révélation et l'expérience vécue de ce qui est « sans-objet » impliquent, pour parler encore avec Schelling, l'expulsion du réel à mesure qu'il se fait l'objet de notre convoitise.

On ne peut ignorer que le but poursuivi par l'humanisme marxiste diffère en effet considérablement de celui entrevu dans le projet suprématiste.

 


1 (M) équivaudra désormais à un renvoi à, Malévitch ( Kasimir), De Cézanne au Suprématisme , Lauzanne, Editions de l’Age d’Homme, 1974.

Malévitch (Kasimir ), Le Mirroir Suprématisme, Lausanne, Editions l’Age d’Homme, 1977.

i K. Malévitch, Suprématisme, L’inobjectivité du monde (dans le premier tome des écrits, Lausanne, Editions l’Age d’Homme, 1974) p.124

ii K. Malévitch, Dieu n’est pas détrôné. L’Art. L’église, La Fabrique (dans le premier tome des écrits, Lausanne, Editions l’Age d’Homme, 1974) p.169

iii Jacques Derrida, L'Écriture et la Différence. (Paris, Le Seuil, 1967) p. 30?

iv K. Malévitch, Suprématisme, L’inobjectivité du monde (dans le premier tome des écrits, Lausanne, Editions l’Age d’Homme, 1974) p.128

v Michel Carrouges, La mystique du surhomme ( Paris, Gallimard, 1948) p.10.

vi Martin Heidegger, Le Nihilisme Européen, cité d’après Krystyna Pomorska ‘dans le premier tome des écrits, Lausanne, Editions l’Age d’Homme, 1974) p.96

vii Michel Carrouges, La mystique du surhomme ( Paris, Gallimard, 1948) p.223.

viii Ibid. P.226.

ix K. Malévitch, Dieu n’est pas détrôné. L’Art. L’église, La Fabrique (dans le premier tome des écrits, Lausanne, Editions l’Age d’Homme, 1974) p.175

x Ibid p.177

xi Ibid p.186

xii George Bataille, L’Experience interieure, (Paris, Gallimard, 1987) p.75

xiii K. Malévitch, Suprématisme, L’inobjectivité du monde (dans le premier tome des écrits, Lausanne, Editions l’Age d’Homme, 1974) p.124

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