Buenos Aires, témoigner d'une ville en crise 1

Publié le par An-architecte

Cosas-de-antes,-Antonio-Segui,-1986,-oleo-sobre-papel1. Prologue

 

1.1 Présentation générale

Pour mémoire, je joins la lettre adressée à Messieurs P., A. et K. en date du 29 mai 2003 :

Messieurs,

Je vous prie trouver ci-après les éléments d’étude et de reflexion concernant mon mémoire dont le titre provisoire serait :

Buenos Aires : témoigner d’une ville en crise…

J’ai eu l’occasion d’exposer vendredi dernier l’avancement de ce travail, ce dont je vous remercie. Je voulais préciser, cependant, ma posture pour cette élaboration et son orientation générale.

Pour la construction narrative mes références seront les écrits de Mike Davis, Dos Pasos, Jean Christophe Bailly et Jacques Réda ainsi que les problematiques contemporaines des historiens du temps présent concernant le témoignage et la situation de témoin engagé. Celle également de l’enquête et de l’investigation. Témoigner d’une ville –Buenos Aires- en situation de crise implique d’abord le mouvement de la prise de repères, de la traversée des lieux, de la compréhension à multiples niveaux des failles et des ruptures de la ville. Par delà une saisie immédiate des phénomènes c’est à parcourir de nombreux cercles que je souhaite m’aventurer pour identifier, aussi, les cercles opaques et dissimulés des pouvoirs gouvernants la ville.

Les principes méthodologiques ne peuvent être prescris a priori, ils sont relatifs aux situations analysées et feront l’objet de manière autoréflexive d’une interrogation spécifique qui aura sa part dans le travail prévu.

Je m’inscris, donc, dans une approche qui n’oppose pas terme à terme procès de connaissances et processus narratif. C’est dans cette perspective que je souhaite prendre le risque d’engager mon travail dont je vous tiendrai régulièrement informés.

Je vous prie d’agréer l’expression de mes sentiments les meilleurs

-CyrAr-


1.2 Introduction á l’Argentine : données historiques, géographiques et socio-économiques

 

Sarmiento écrivait en 1848 : « Le mal qui afflige la république Argentine est l’immensité. »

 

A partir du début du XVIème siècle, toute organisation de la vie collective du Nouveau Monde n’est plus orientée vers le besoin des populations locales mais en fonction des intérêts des élites européennes (empruntant pour ce pillage la route du grand Inca). Cette extraversion économique qui se met alors en oeuvre dans le sud du continent n’a fait que s’accentuer depuis. Selon les estimations démographiques de l’explorateur Humboldt, le désert argentin aurait compté 1 700 000 âmes lors du premier recensement de 18691. La formule de l’écrivain argentin Alberdi : « Gouverner, c’est peupler », fut alors appliquée à la lettre par les criollos2 patriotes. Ainsi, l’Argentine reçut, entre 1857 et 1930, 6.330.000 immigrants, cette politique de peuplement accélérée visait la mise en valeur agricole des terres restées inexploitées. C’est dire le poids des citoyens installés depuis une génération dans la formation d’une nation qui a connu la transfusion de population la plus intense du Nouveau Monde. Grâce à cette forte immigration, la population argentine doubla tous les vingt ans jusqu’en 1914. La prédominance des communautés Italiennes (47,4%) et Espagnoles est á beaucoup d’origines d’une certaine idiosyncrasie du pays. La conjugaison des mœurs, qu’on leur attribue, a indéniablement imprégné le corps social argentin (religiosité, sens de la famille, sanguinité, extraversion).

Dicen que hemos faltado a nuestra cita con la historia, y hay que reconocer que nosotros llegamos tarde a todas la citas. Tampoco hemos podido tomar el poder. Y la verdad es que siempre nos perdemos por el camino o nos equivocamos de dirección, y después nos echamos un largo discurso sobre el tema. Los LATINOAMERICANOS tenemos una jodida fama de charlatanes, vagabundos, buscabroncas, calentones y fiesteros, por algo será. Nos han enseñado que, por ley del mercado, lo que tiene precio, no tiene valor, y sabemos que nuestra cotización no es muy alta. Sin embargo, nuestro fino olfato para los negocios nos hace pagar por todo lo que vendemos y nos permite comprar todos los espejos que nos traicionan la cara. Llevamos quinientos años aprendiendo a odiarnos entre nosotros, y a trabajar con Alma y Vida por nuestra propia perdición, y en eso estamos; pero todavía no hemos podido corregir nuestra porfiada costumbre de abrazos, nuestra manía de andar soñando despiertos y chocándonos con todo... y cierta tendencia a la resurrección inexplicable3.”

Un accroissement naturel considérable prit le relais des vagues d’immigrations et une croissance démographique galopante se maintint. Effectivement, une révolution démographique, importée par les progrès des médecines, s’est accomplie en 20 ans en Argentine alors qu’il fallut 100 ans á la France (le taux de mortalité tombant à 7 pour mille, quand celui de natalité se maintint lui à 40 pour mille). Ce phénomène ne manque pas d’entraîner de graves problèmes socio-économiques et provoque cycliquement des situations potentiellement explosives.

Ainsi, 25 millions d’Argentins et d’Uruguayens vivent sur le littoral du Rio de la Plata4, confluent du Paranà et du Paraguay, autour d’eux, le vide de la Pampa. Ces pays sont affligés de macrocéphalie puisque la moitié de leur population est concentrée dans cette poche et avec 86,2% de population urbaine en 19805, l’Argentine est parmi les pays les plus urbanisés de la planète, quel que soit le critère retenu6. L’ampleur du phénomène urbain est, à la différence de l’Europe du XIXème siècle, presque totalement indépendante du taux d’industrialisation. Au point qu’on peut parler au contraire d’un décalage croissant entre le développement des forces productives et la concentration spatiale de la population. Cependant la conurbation « portègne » regroupe 45% des établissements industriels, 60% des ouvriers, et consomme 50% de l’électricité du pays7. On est frappé du paradoxe que constitue un pays à économie agraire si démesurément urbain. Mais cette caractéristique a une histoire, la colonisation espagnole fut essentiellement urbaine. L’administration de la couronne avait créé un réseau hiérarchisé de villes administratives qui quadrillaient l’ensemble du territoire. Les capitales des vice-royautés, des capitaineries générales, des audiencias et des provinces, où résidait le pouvoir, étaient édifiées selon un plan unique et systématique en damier (Plaza Mayor, siège des institutions de l’Etat). La domination des colonies avait son siège dans les villes où étaient installés non seulement les fonctionnaires royaux mais les encomenderos, les grands propriétaires terriens, maîtres des mines. Le prestige et la richesse s’y concentraient autour de l’autorité royale. Les indiens en étaient pratiquement exclus.

Les descendants de cette aristocratie agraire d’encomenderos se sont constitués aujourd’hui en une oligarchie nationale. Cette élite tire généralement sa légitimité historique d’avoir présidé à l’intégration de l’économie nationale au marché mondial. La formation de ces groupes sociaux est inséparable de la prospérité économique fondée sur un développement extraverti. En Argentine, les « Eupatrides » de la viande sont perçus comme une bourgeoisie internationale qui a révélé au monde « la patrie des troupeaux et des moissons8.» En retour, ces « patriciens », s’érigèrent dans un effort mimétique en élite intellectuelle, qui rêvaient d’introduire la « civilisation » européenne dans la Pampa « barbare ». L’accès privilégié à la connaissance fondait en raison leur détention du pouvoir. Finalement l’oligarchie est peut être moins une classe qu’une forme de domination de classe. Cette classe n’éprouve que peu ou proue le sentiment d’appartenance nationale, ce qu’illustre la volatilité des capitaux qui asseyent leur pouvoir (souvent placés à l’étranger dans des paradis fiscaux) et le caractère hétérogène de sa composition explique le mot de Carlos Fuentes, « le secret de son pouvoir est un pouvoir secret qui imprègne tout le pays.»

La couche moyenne et supérieure argentine était, en 1970, la plus importante du sous-continent américain et représentait 38,7% de sa population active9. Les couches moyennes urbaines argentines étaient, en 1957, proportionnellement à la population, supérieure aux nord-américaines10. Mais cette classe intermédiaire est le sous-produit dépendant d’un type de développement extraverti qu’elle ne conduit pas.

La crise de la dette a éclaté en 1980 quand sous l’impact du deuxième choc pétrolier, les pays industrialisés réduisent leurs importations et élèvent leurs taux d’intérêts à un niveau sans précédent depuis 1930. L’onde de choc se propage et l’économie argentine s’effondre, sa dette s’élève, de 1984 à 198811, à 557% des exportations de biens et de services, et en 1989 la hausse des prix atteint 4923%12. Il n’est pas exagéré de dire que le pays a perdu dix ans13. Jorge Schvarzer invente pour la circonstance le concept d’ « hyperstagflation ».

L’une des fonctions du FMI et de la Banque mondiale est de tenter de faire entendre que ces « dommages collatéraux » sont malheureux, mais inévitables. La « main invisible » et les dieux des marchés exigent ces sacrifices. Leurs « diktats » doivent être mis en œuvre même s’il est difficile d’y discerner un dessein désintéressé et harmonieux. Conséquemment, les sociétés étrangères purent acquérir à vil prix les entreprises nationales de services publics grâce aux privatisations du gouvernement péroniste de Carlos Menem, puis fixer les prix de l’électricité ou du téléphone facturés aux foyers au delà des possibilités d’une fraction importante de la population14. Lorsque la mise à sac du pays fut conclue, survint une crise de confiance dans les restructurations opérées par les acquéreurs transnationaux (lesquelles consistent principalement en simples fermetures, liquidations des stocks et renvois sans indemnisation), et le chômage, en conséquence, allant croissant, l’économie argentine due s’avouer sa virtualité et entra en récession. Le blocage des comptes puis la dévaluation du Peso spolièrent les petits épargnants, mais préservèrent les intérêts des grandes banques étrangères15. Le 19 et 20 décembre 2001, L’Argentine a vécu deux journées révolutionnaires au sens que ce terme revêt en Europe depuis 1848. La multitude apparaît, alors, comme « le contenu duquel l’empire est le contenant16». Elle ne fait pas que démettre son gouvernement, elle ouvre, surtout, une période d’expérimentation et d’innovations sociales. La bourgeoisie oligarchique et monopoliste argentine n’a plus rien à offrir au peuple argentin. En alliance avec les groupes industriels et financiers auxquels elle s’est subordonnée et dont elle a reçu les prébendes correspondant au travail accompli, elle a transformé un pays riche en un lieu invivable pour la majorité de ses habitants. En mai 2002, les projections les plus optimistes (de l’INDEC) estiment que la moitié de la population est pauvre (dont 7,1 millions « d’indigents »). Face à ce drame social se sont multipliées les expériences d’auto-organisation : un multi-camérisme d’assemblées populaires de quartiers, les coupes de route piqueteros, les cacerolazos des dites classes moyennes urbaines, le siège systématique des banques par les ahorristas (petits épargnants), des réseaux d’économies solidaires (le troc organisé et des systèmes de monnaies parallèles), les réfectoires collectifs, l’aide à la scolarisation constituèrent la nouvelle figure du « mouvement des mouvements, le quilombo17 argentin. Dans ce mouvement d’ensemble, il n’y eut ni alliance, ni fragmentation sociale, si ce n’est l’apparition d’un nouveau concept de classe18, la multitude de singularités dont la cohésion de classe tient à l’exploitation de leur coopération dans l’appareil productif. Le dernier élément renvoie à la société de consommation et de services qui est la notre et qui tend à confondre la phénoménologie des luttes et l’ontologie du travail, se rendre collectivement maîtres de l’appareil de production, résister et produire19. La décomposition institutionnelle est telle que la réalité d’un pouvoir populaire est indéniable, et la riposte contre-révolutionnaire devra être conçue et même très largement menée à partir de l’étranger. Elle prendrait alors la forme d’une recolonisation y compris politico-institutionnelle, dont les contours se dessinent déjà au travers des dernières élections. Se produirait alors le cycle de conséquences économiques décrit ci-dessus que l’histoire n’enseigne, manifestement jamais, á ce jeune pays, qui tendanciellement entre en crise tous les dix ans.


1.évolution-de-la-dette3.-relacion-entre-ricos-y-pobres

2.detorioro-del-salario

1 Humboldt (Alexandre de), Voyages dans l’Amérique équinoxiale, Paris, la Découverte, 1980.p.156.

2 Fils d’immigrants espagnols

3 Galeano (Eduardo), Las venas abiertas de América Latina, Ediciones Catálogos colección ensayos, 20ème reimpresión 2001, Buenos Aires.p.42. Traduction de l’auteur du mémoire.

« Ils disent que nous avons raté notre rendez-vous avec l’histoire, et il faut reconnaître que nous arrivons toujours en retard au rendez-vous. Nous n’avons pas pu non plus prendre le pouvoir. Et la vérité, est qu’à chaque fois nous nous perdons en chemin, ou nous nous trompons de direction, et après nous nous lançons dans de longues discussions sur le sujet. Nous, les latinos, avons une terrible réputation de charlatans, vagabonds, querelleurs, paresseux et noceurs, il doit bien y avoir des raisons. Ils nous apprirent que, par loi du marché, ce qui a un prix, n’a pas de valeur, et nous savons que notre cotisation n’est pas bien haute. Cependant, notre flaire pour les affaires nous fait payer tout ce que nous vendons, et nous permet d’acheter tous les miroirs qui trahissent notre véritable visage. Cela fait cinq cent ans que nous apprenons à nous détester, et à travailler avec âme et vie à notre propre perdition, et nous en sommes encore là ; mais nous n’avons toujours pas pu corriger notre habitude acharnée d’embrassade, notre manie d’aller par la vie rêvant éveillés y percutant tout ce qui se trouve sur notre passage… et une certaine tendance à la résurrection inexplicable. »

4 Il ne doit pas son nom qu’à ses reflets quand le soleil est à l’horizon.

5 ONU, Commission Economique pour l’Amérique Latine et les Caraïbes, CEPALC, Statistical Yearbook for Latin America and the Caribbean, édition 1993.

6 Agglomérations de plus de 20 000 habitants ou de 100 000.

7 Rouquié (Alain), Amérique latine, Paris, Editions du Seuil, 1987, 1998, p.123

8 el dicho popular: « tiras una semilla y te crece un árbol ».

9 ONU, commission économique pour l’Amérique Latine, 1983 ; CEPAL, Santiago de Chile, 1984, p.82

10 D’après Germani (Gino), Sociologia de la modernizacion, Buenos Aires, Paidos, 1969, p.200

11 voir annexe 1 « évolution de la dette publique argentine » dans mémoire/annexe jpg

12 Rouquié (Alain), Amérique latine, Paris, Editions du Seuil, 1987, 1998, p.365

13 in Jacques Adda, L’Amérique latine face à la dette, 1982-1989, Paris, La documentation française, p.184

14 Début mai 2002, le groupe américain PSEG qui contrôle l’électricité argentine a annoncé une hausse de tarifs et une coupure sans préavis du secteur au mauvais payeur. Par ailleurs, Telefonica et Telecom pratique des prix prohibitifs.

15 Le Crédit Agricole sous le nom de Banco Francès est la banque la plus puissante du territoire argentin. Elle ferma toutes ses succursales dès les prémisses de la crise. Hubert Védrine a fait les démarches officielles pour exiger la garanti et la sauvegarde « des intérêts des entreprises françaises en Argentine.»

16 Rancière (Jacques), Peuple ou multitudes ?, Entrevue avec Eric Alliez. Multitudes, n°9, Paris, p.98.

17 Dans le lunfardo portègne : bordel. En argentine, ce terme de registre familier, s’emploie fréquemment pour exprimer l’idée de désordre, de chaos.

18 L’apparition de ce concept de classe renvoie à la lecture du disciple oublié d’Hegel, Max Stirner, L’Unique et sa Propriété. 1844

19 Ces derniers verbes étant le cri de ralliement du Movimiento Nacional de las Empressas Recuperadas

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article